Interview de Valérie Masson-Delmotte, directrice de recherche, membre du Haut conseil pour le climat, vice-présidente du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). En 2022, cette paléoclimatologue de renom figurait parmi les 100 personnes les plus influentes du monde, selon le magazine Time.
Conseil départemental : Valérie Masson-Delmotte, vous êtes scientifique, climatologue. Qu'est-ce qui explique qu’en venant de Nancy, de Lorraine, un climat tempéré et continental avec très peu d'événements climatiques à part la catastrophe de 99 - qui n'est rien par rapport à ce qu'on peut voir dans le monde – vous vous êtes intéressée au climat et au changement climatique ?
Valérie Masson-Delmotte : Je pense que c'est venu parce que j'ai passé pas mal de vacances, notamment en camping dans les Vosges et près du lac de Madine aussi. Et puis dans d'autres endroits avec mes parents. Il y a ce côté de d'observation du monde autour de moi, la nature, je ne peux pas vraiment l'expliquer. Mais j'avais une fascination pour les nuages. Il y a de beaux nuages en Lorraine. Je me souviens quand j'étais enfant, je me posais la question pourquoi ont-ils ces formes différentes, d'où viennent-ils ? Quelle a été leur histoire ?
Et puis quand j'étais au lycée Poincaré, je suis tombée sur un magazine de vulgarisation scientifique par rapport aux sciences du climat. Pour moi, ça a été mémorable. L'observation de la Terre depuis l'espace, les carottages qui permettent de reconstituer les climats passés. Et puis la modélisation du climat qui permet de comprendre comment fonctionne ce système et puis d'explorer les évolutions futures.
J'avais aussi une grande curiosité pour l'archéologie. Quand j'habitais à Nancy, notre voisin, qui était archéologue amateur, m'avait emmené une fois sur un terrain de fouille. Il y avait ce côté fascinant de creuser et de trouver des vestiges. Des périodes gallo-romaines par exemple, ou néolithiques, ce qu’on trouve ici en fait. Et cette espèce de superposition m'avait aussi intéressée, c’est donc dans cette direction que j’ai orienter mon parcours d'étude. Les climats passés se recoupaient avec ma curiosité pour l'archéologie.
CD : L'archéologie justement, on en parle à la Cité des paysages sur la colline de Sion, qui est un outil de vulgarisation scientifique et d'éducation à l'environnement. Au travers des expositions en cours, on peut faire le lien très facilement entre une histoire, préhistoire et paysages.
VMD : Paysages, histoire, histoire humaine. En fait ce qui est intéressant sur la Lorraine aussi, c'est qu’il y a toute cette histoire d'occupation humaine dans le temps et le lien avec les forêts par exemple. L'histoire de forêts qu’on pensait mémorielle alors qu’on y trouve des restes de ferme Gallo-romaine. C'est d'ailleurs là où les arbres y poussent le mieux ! Moi j'ai grandi ici en allant me promener dans la forêt de Haye. Avec ces trous d'obus, qui sont les marques des guerres. Et quand je suis arrivée en région parisienne, dans l'Essonne, les forêts étaient plates ! C'est incroyable, parce qu'en fait c'est ce paysage marqué aussi par les guerres qui était mon paysage d'enfance naturel. Et c'est en changeant de région qu'on se rend compte à quel point finalement, il a été façonné par plein d'aspects de l'histoire. Et ce paysage façonné par l'histoire humaine a un impact aussi, quelque part, sur l'environnement.
CD : Le thème de la conférence que vous avez animé parlait d'inaction à l'échelle nationale. À l'échelle mondiale, les rapports du GIEC restent toujours aussi alarmants mais semblent avoir moins d'écho qu’il y a quelques années. Est-ce que vous avez des doutes sur votre mission ou au contraire, est-ce que vous vous gardez espoir ?
VMD : Première chose, le dernier rapport du GIEC s'est achevé en 2023 avec le rapport de synthèse. Les prochains ne sont pas attendus avant 2027. Ce sera un rapport spécial d'ailleurs sur les villes et le changement climatique. Je pense que ces rapports ont un large écho parce qu'en fait ils servent de référence à l'ensemble du monde de la recherche scientifique, à beaucoup d'ingénieurs, à beaucoup de collectivités territoriales. Et puis, le fait que ça ne soit pas tous les ans, c’est aussi le temps du progrès des connaissances qui ne justifie pas de refaire un point tout le temps.
Par exemple, dans le cadre du Haut Conseil pour le Climat, on fait un suivi tous les ans de l'action de la France par rapport au changement climatique, mais aussi des impacts du changement climatique, qui s'aggravent en France comme ailleurs dans le monde. Et ce que je vois, c'est que ça sert aussi de référence à beaucoup de personnes. Ce qui est aussi frappant, c'est de voir ce que sur les dernières années, on a eu d'autres crises, la crise sanitaire COVID, la guerre en Ukraine, l'inflation qui a suivi. On a d'autres sources de tensions politiques, notamment avec la nouvelle administration américaine, qui fait bande à part sur beaucoup de sujets. Et donc ça donne parfois l'impression que garder le cap par rapport à la transition écologique, l'action par rapport au changement climatique, ça perd en importance. Quand on regarde les enquêtes d'opinion publique, ce qui est très frappant, c'est que ça reste une grande priorité des Français. Ça donne l'impression d'un backlash, un retour en arrière par rapport à l'ambition d'action pour le climat qui est en décalage avec l'opinion publique.
C'est important aussi de dire qu’il y a une obstruction qui est vraiment inédite, notamment aux États-Unis. Une opposition brutale même. Les Américains ont été les pionniers de la recherche sur le climat. Ils sont les pionniers aussi de l'innovation technologique. Mais aujourd’hui, l'administration américaine a fait le choix du déni, c'est-à-dire les termes liés aux injustices, à la pollution, aux sciences du climat, au changement climatique sont interdits. C'est assez incroyable dans une démocratie. Donc c'est une obstruction qui vise à bloquer la décarbonation qui était pourtant bien engagée aux États-Unis depuis les années 2005. C’est une véritable censure scientifique.
Les solutions sont là, il y a une possibilité d'aller plus vite. Mais ce qu'on voit, c'est que les intérêts liés aux énergies fossiles, les industriels qui portent ces intérêts sont aux abois. Ce ne sont pas forcément des industries faciles à transformer et ils sont prêts à tout pour simplement conserver encore quelques années de plus leur situation de rente. La production de connaissances scientifiques se retrouve prise en otage là-dedans. Ce qui est triste, dans ce déni, par exemple des Américains, c’est qu’ils soient davantage exposés aux conséquences des changements climatiques auquels ils ne seront pas préparés.
Vous mettiez l'accent sur l'inaction, mais ce qu'il faut aussi regarder, c'est ce qui avance, c'est à dire dans le monde. Il y a 24 pays qui ont déjà réussi à baisser leurs émissions de gaz à effet de serre, notamment la France. Pas toujours au rythme qu’on souhaiterait, mais c'est le cas. A travers 41 pays et 1500 politiques publiques, il y a eu des études qui démontrent ce qui fonctionne. Donc aujourd’hui, on sait ce qui marche. Et ce qui est aussi frappant, c'est que là où ça fonctionne le mieux, c'est dans les pays qui ont la meilleure qualité de vie démocratique. C’est-à-dire le respect des droits humains, des libertés fondamentales, la liberté de la presse, la liberté académique, le rôle de la société civile, des associations, des entreprises. La participation du public en fait. Ce qui est intéressant, c'est que finalement les deux sujets sont assez liés, c'est-à-dire meilleure est la vie démocratique, mieux on protège l'environnement. Plus on permettra à tout citoyen de s'investir dans cette démarche assez librement, plus on pourra remarquer des impacts.
C’est aussi une histoire de confiance. Les changements souhaités, comme le mix énergétique, ne relèvent pas uniquement des choix individuels. Il y a des choses structurelles à changer, pour décarboner à grande échelle. Et ça se joue à toute les échelles. Les politiques publiques, au niveau européen, en France, le commerce mondial, la fiscalité. Il y a aussi des choses qui relèvent des communautés de communes, des agglomérations. Les départements, les régions ont vraiment un rôle de chef pour agir. Plus on a confiance dans le cadre d'actions publiques, plus on a envie de se sentir engagé. Et ça ne marchera que si c'est étayé par la transparence. C'est-à-dire quels sont les objectifs, quels sont les moyens, quel est le suivi de ce qui est mis en œuvre à tous les niveaux.
CD : Vous écrivez des livres pour enfants, pour les sensibiliser aux questions du climat. Comment être pédagogue, comment rendre ce sujet important dans leur tête sans les effrayer ?
VMD : C'est quelque chose qui m'a toujours concerné. Vous savez, on apprend aux enfants dès 6, 8 ans, l'histoire des civilisations. Moi, je travaillais sur des climats passés et j'avais envie qu'ils connaissent aussi des repères par rapport aux variations climatiques passées. C'est important parce que ça permet de prendre la mesure de la rupture qu'est la situation actuelle. Ce réchauffement actuel, il est inédit sur plus de 2000 ans, comme la montée du niveau de la mer ou le recul généralisé des glaciers. Et le niveau de gaz à effet de serre dans l'atmosphère, il est inédit sur plus d'1 million d'années. Et donc avoir ces repères d'histoire du climat, c'est aussi intéressant pour prendre la mesure de ce qui se passe, de notre responsabilité collective.
Donc j'ai effectivement fait des interventions dans le milieu scolaire, des formations d'enseignants, des interventions dans des classes. Les livres, c'est une façon d'avoir quelque chose qui reste un peu. Ils étaient d’ailleurs co-écrits avec des enfants. La maison d'édition nous faisait aller dans une classe, écouter les questions des enfants qui sont quasiment devenues les titres des chapitres.
La science doit être démocratisée. C'est vraiment important. On est payé par l'argent public pour produire des observations, de la compréhension. La compréhension du passé, mais aussi des scénarios futurs. C'est important de rendre aux personnes le résultat de la connaissance. C'est important qu'elles participent parfois à la production de connaissances. C’est ça les sciences participatives, c’est ce côté-là auquel je suis très attachée. Et le deuxième côté, c'est ce qu'on appelle la littératie climatique – la littératie c’est savoir lire, écrire, compter - c'est comprendre ce qui cause le réchauffement, quelles sont ses implications, là où on vit, pour ce à quoi on tient, son secteur d'activité, ce qu'on aime, et puis comprendre comment on peut agir. Et donc ça, ça demande de construire des ponts pour renforcer cette littératie climatique. C'est important que les citoyens puissent agir de manière éclairée grâce à ça. C'est un outil d'émancipation.
Si j'arrive à expliquer ce que je fais, comme recherche, l'état des connaissances sur le climat, à une jeune personne, mettons d'une quinzaine d'années, qui a l'esprit critique, la tête bien faite, et bien je peux l'expliquer à tout le monde. Un chef d'État, un maire, un chef d'entreprise. Il y a un degré de technicité dans ce que je fais que je dois arriver à enlever pour être audible par des gens qui eux-mêmes ont plein de compétences, de connaissance que je n’ai pas, dans plein de sujets différents, dans d’autres territoires. Il faut trouver les bonnes allégories, les bonnes mécaniques pour que tout le monde comprenne.
Ce travail pour les scolaires et les enfants, on le poursuit parce qu'en fait, on a monté une association qui s'appelle l'Office pour l'éducation au climat qui produit des ressources basées sur les connaissances scientifiques les plus récentes pour les enseignants. Ce n'est pas toujours connu mais ça marche pour le très grand public aussi et ce côté-là est vraiment important parce que c'est ce qui permet de transmettre l'état des connaissances au plus grand nombre.
Pour le climat, c'est impossible de sortir du schéma classique de l'eau, de la pluie, de l'océan et de rajouter une dimension un peu temporelle. Pour expliquer aux enfants cette accumulation de chaleur, je dis que la planète, c’est notre corps. Quand on mange, ça nous chauffe de l'intérieur et puis on perd de la chaleur dans l'air ambiant. Puis, quand on se couche le soir, on met une couette. Au début, la couette ne fait rien, puis après elle piège notre chaleur et on est bien. Mais si on rajoute une couche, au bout d'un moment on va transpirer et avoir trop chaud. C'est exactement ce qu'on fait en ajoutant des gaz à effet de serre. Après, le défi c'est d’arriver à faire comprendre que cette accumulation de chaleur dans le climat, elle va affecter par exemple les conditions des différentes saisons, elle va doper des événements chauds, secs ou pluvieux et puis en même temps réduire les événements très froids. Donc arriver à le faire percevoir de manière un peu intuitive, c'est important.
Pour conclure, vous disiez, les rapports du GIEC sont alarmants, mais c'est la réalité qui est grave. C'est la réalité de l'influence humaine sur le climat. Ce sont ces faits scientifiques qui montrent la gravité de la situation, l'urgence, mais aussi la capacité à agir. Ça, c'est la bonne nouvelle. On n'est pas démunis, on sait vers quoi on va, on a une bonne compréhension des leviers d'action pour anticiper.